Alors que les ministres des 28 pays membres de l’Union Européenne, qui se réunissaient lundi 14 septembre à Bruxelles, ont échoué à se mettre d’accord sur la mise en œuvre du plan de répartition proposé par la Commission Européenne (lui-même de toute façon insuffisant, étant donné le rythme auquel arrivent désormais les réfugiés, venant en particulier de Syrie), le moment est sans doute venu de prendre la mesure de l’événement historique auquel est confrontée la « communauté » des nations européennes, et des contradictions que cet événement a mises au jour entre elles et au sein de chacune. Etendant à l’Europe tout entière le pronostic que la Chancelière Angela Merkel a formulé pour son pays : « ces événements vont changer notre pays », je dirai pour ma part : ils vont changer l’Europe. Mais dans quel sens ? La question n’est pas encore tranchée, bien qu’elle puisse l’être rapidement. Nous entrons dans une zone de fluctuations brutales, où il faut faire preuve de lucidité autant que de résolution.
Ce qui est en train de se produire, c’est en fait un élargissement de l’Union, et de la construction européenne elle-même. Mais à la différence des précédents « élargissements », voulus ou acceptés par des Etats, préparés par des négociations et sanctionnés par des traités, celui-ci est imposé par les événements dans le cadre d’un « état d’exception », et il ne fait pas l’unanimité. Plus encore que les précédents, par conséquent, il va se heurter à des difficultés, et il va provoquer des affrontements politiques, dont l’issue n’est aucunement garantie. Surtout, cet élargissement est paradoxal, parce qu’il n’est pas territorial (même s’il comporte des implications territoriales) mais démographique : ce qui « entre dans l’Europe » en ce moment (et qui, pour une part importante, devra y être « intégré »), ce ne sont pas de nouveaux Etats, ce sont des hommes, des femmes et des enfants. Ce sont des citoyens européens virtuels. Essentiellement humain, cet élargissement est aussi moral : c’est un élargissement de la « définition » de l’Europe, depuis l’idée qu’elle se fait d’elle-même jusqu’aux intérêts qu’elle défend et aux objectifs qu’elle s’assigne. La conjonction de toutes ces dimensions nous conduira à la notion d’un élargissement politique, qui va « révolutionner » les droits et obligations des pays membres. Cet élargissement naturellement peut échouer, mais alors la construction européenne elle-même a peu de chances d’y résister (et notamment certains des précédents élargissements se déferont). C’est pourquoi beaucoup en Europe (y compris dans sa classe politique) parlent aujourd’hui d’une épreuve de vérité.
Que la situation matérielle et morale créée par l’afflux de réfugiés remontant de la Turquie, de la Grèce, de la Macédoine, de l’Italie vers les pays du centre et du nord de l’Europe (en particulier l’Allemagne et la Suède, les nations aujourd’hui les plus accueillantes), à travers la Hongrie, l’Autriche et la France, soit une situation « exceptionnelle », c’est l’évidence. Mais pourquoi parler d’un état d’exception, notion chargée de redoutables significations juridiques et politiques, évoquant des moments de vacillation du cadre institutionnel de la vie sociale et de tremblement de l’identité collective des peuples ? J’invoquerai trois raisons au moins.
La première, c’est que, de facto, un pan important de la « constitution » européenne (un de ses « piliers ») a cessé de fonctionner : les accords de Schengen complétés par les règlements de Dublin (I, II et III). Cette suspension était acquise dès que le gouvernement allemand a déclaré qu’il n’appliquerait pas aux réfugiés syriens la règle de l’immatriculation dans le pays d’arrivée au sein de la zone Schengen. La décision du 13 septembre de fermer à nouveau la frontière avec l’Autriche, en raison du débordement des capacités d’accueil de l’Allemagne et de la mauvaise volonté des autres pays européens (qui refusent dans le principe de prendre leur part du fardeau ou ne l’acceptent que verbalement et à long terme, comme la France), n’y change rien, bien au contraire. Elle manifeste que l’ouverture et la fermeture des frontières « intérieures » de l’Europe est l’objet de décisions arbitraires des Etats, et que la liberté de circulation est suspendue.
La deuxième raison, c’est que le « problème migratoire » de l’Europe est totalement imbriqué dans l’état de guerre du Moyen-Orient, qui s’étend de l’Afghanistan à l’Afrique du Nord (avec son épicentre en Syrie et en Irak), et constitue la source principale de l’afflux des réfugiés. Or il s’agit d’une guerre civile généralisée, en partie créée et constamment aggravée par des interventions extérieures, d’une cruauté et d’une capacité de destruction sans équivalent depuis la Deuxième Guerre Mondiale dans notre région du monde, qui a acquis une dynamique propre. On ne pourra pas l’arrêter dans l’immédiat (surtout par des « frappes » comme celles que pratiquent les Etats-Unis, et plus modestement la France et l’Angleterre). Le nombre des victimes et des réfugiés qu’elle engendre ira donc croissant. Momentanément concentré dans les pays « tampons » (la Turquie, la Jordanie, le Liban, la Tunisie), l’exode a commencé de les déborder et menace de les faire exploser. L’espace affecté par cette contagion de la guerre englobe l’Europe (y compris bien sûr à travers les risques de diffusion du terrorisme, qui ne peuvent pas ne pas interférer avec la « police » des migrations, dans l’imagination et dans la réalité).
Enfin on peut parler d’état d’exception parce que, plus encore que d’autres facteurs de conflit idéologique et politique aigu en Europe (comme les politiques d’austérité), la crise migratoire est en train de briser le consensus sur les « valeurs » constitutives de l’Etat démocratique, ce qui débouche sur une confrontation de l’Europe avec elle-même, susceptible, dans certains pays au moins, de prendre des formes violentes. Tous ces aspects sont évidemment liés entre eux.
Insérons ici quelques remarques sur l’action de la Chancelière fédérale allemande, Angela Merkel, depuis l’explosion de la crise à la fin du mois d’août. Elle aura joué un rôle déterminant dans la définition de son caractère politique. C’est elle, en effet, qui, tout en essayant d’en conserver le contrôle (qui est peut-être en train de lui échapper), a déclaré l’état d’exception en prenant des mesures « unilatérales ». Surtout, c’est elle qui – à travers l’accueil d’une immense Völkerwanderung de victimes de guerre et de persécutions – lui a donné pour enjeu une refondation de nos Etats de droit et une confrontation excluant toute « tolérance » pour les courants xénophobes et racistes. Ceux (dont je suis) qui réprouvent absolument la façon dont la Chancelière Merkel a piloté l’imposition par l’Allemagne à toute l’Europe des politiques d’austérité, et particulièrement l’humiliation et l’expropriation de la Grèce, doivent savoir aujourd’hui reconnaître la valeur de son action, et le dire. Cela prouve la complexité des réalités politiques qui ne se laissent pas lire à travers les lunettes de l’idéologie. Naturellement, Merkel n’a pas agi seule : elle a interprété l’élan de solidarité d’une partie significative de la société allemande (en prenant le risque d’en affronter une autre qui, maintenant, commence à se faire entendre). On peut, comme l’ont fait certains, supposer que, ce faisant, elle suivait les intérêts bien compris de l’économie allemande, qui a besoin de renfort démographique et de force de travail qualifiée (abondante parmi les réfugiés), en allant contre les préjugés xénophobes et en se souvenant du bénéfice que son pays avait tiré naguère de l’apport d’autres réfugiés. On peut même imaginer que « Merkiavelli » (comme l’appelait le sociologue Ulrich Beck) a vu une occasion à saisir pour redresser l’image d’inhumanité que lui avait valu le « règlement » de la crise grecque. Mais toutes ces explications sont courtes, et surtout elles sont incapables de saisir l’effet objectif de la décision de Merkel, qui transforme les données du problème « constitutionnel » en Europe et intensifie le conflit latent sur l’ « identité » européenne, aussi bien du point de vue du régime social que du point de vue culturel. Il se peut (j’en doute) que Merkel, agissant « en conscience », n’ait pas compris d’emblée jusqu’où elle s’engageait (et nous avec elle) : l’important c’est qu’elle ait franchi un point de non-retour dont il lui faut maintenant assumer les conséquences et défendre la signification. Hic Rhodus, hic salta.
J’énumérerai quatre ordres de conséquences majeures. Les premières concernent la gestion des frontières de l’Europe, mais aussi leur tracé et leur rapport à la souveraineté nationale. L’accord de Schengen reposait sur la supposition bâtarde qu’on peut « mettre en commun » la fonction de surveillance des entrées et sorties dans l’espace communautaire, tout en continuant de tenir les Etats pour souverains et responsables des individus qui se trouvent sur leur « propre » territoire, au point de vue de la sécurité ou de la protection. D’où la situation catastrophique auxquelles doivent faire face l’Italie, la Grèce, ou même la Hongrie, cependant que les autres Etats européens, gouvernés par le sacro egoismo, détournent le regard ou se barricadent. D’autre part, l’Union Européenne – au travers de ses « élargissements » sélectifs – avait cherché à maintenir à la fois l’idée qu’elle a vocation à s’incorporer toutes les nations européennes (du moins à l’Ouest d’une certaine ligne de « civilisation », dont on voit bien toute la fragilité avec la guerre ukrainienne), et l’idée que son membership comporte des « conditions d’adhésion » à faire observer (plus ou moins strictement…). D’où la situation d’enclave anachronique dans laquelle se trouvent aujourd’hui certains pays de l’ancienne Yougoslavie (comme la Serbie et la Macédoine) qui subissent de plein fouet la pression des mouvements de réfugiés, et constituent les « portes d’accès » au cœur de l’Europe. Cette situation est intenable du point de vue sécuritaire autant qu’humanitaire : il faudra ou bien que les pays balkaniques soient incorporés à l’Europe comme des participants de plein droit, et des bénéficiaires de son aide, ou bien que l’Europe abolisse les procédures de sécurité communautaires, au moment où pourtant celles-ci deviennent un enjeu central de son « gouvernement ».
Mais plus généralement (comme j’ai eu l’occasion de le soutenir ailleurs) il va apparaître que l’Europe « n’a » pas de frontières au sens classique : ni des frontières qui lui soient propres, ni des frontières qui soient celles de ses nations constituantes. Bien plutôt, elle est elle-même une « frontière » d’un type nouveau propre à la globalisation, un Borderland ou un complexe d’institutions et de dispositifs de sécurité étendus sur tout son territoire de façon à « réguler » les mouvements de population (et en particulier ceux qui s’effectuent entre le « Nord » et le « Sud »), d’une façon qui peut-être plus ou moins discriminatoire, donc plus ou moins violente, plus ou moins démocratiquement fixée et contrôlée. [1]
D’où la deuxième série de conséquences : elles concernent les régimes migratoires que l’Europe cherche à limiter, mais surtout à définir, juridiquement et politiquement, en évitant d’apparaître comme un « Einwanderungskontinent », ce qui est aussi une façon (négative) de se définir elle-même. Je laisserai ici de côté, malgré son intérêt, la controverse soulevée par la chaîne Al Jazeera, lorsqu’elle a décidé de prohiber l’usage du terme « migrant ».[2] Dans la polémique actuelle sur l’instauration de « quotas » pour la répartition des réfugiés en Europe, l’Allemagne et la Commission Européenne s’accrochent de toutes leurs forces à la distinction des « réfugiés » et des « migrants économiques ». Elles le font à la fois pour se concilier l’opinion publique (favorable aux premiers et largement hostile aux seconds) et pour maintenir une différence de traitement administratif entre les arrivants, faute de quoi il n’y aurait plus, apparemment, qu’à décréter l’abolition des frontières (« Tür und Tor öffnen », écrit la Frankfurter Allgemeine Zeitung)[3].
Je ne dirai pas, pour ma part, que cette distinction n’ait aucun sens, même si la première catégorie définit un statut en droit international (ce pourquoi beaucoup d’associations de secours aux réfugiés lui sont attachées), ce qui n’est pas du tout le cas de la seconde.[4] Il n’y a pas de « statut du migrant » dans le monde d’aujourd’hui, seulement un traitement « biopoligique », comme dirait Foucault. Mais on voit bien dans la situation actuelle que la différence est sociologiquement arbitraire, puisque la mondialisation « sauvage » tend à transformer les zones de paupérisation en zones de guerre et réciproquement. Ce sont des zones de mort surdéterminées, que leurs habitants fuient en masse, au risque de tout perdre. Et surtout on se demande par quels moyens, sinon des violences à grande échelle, l’Union Européenne va mettre à exécution une politique de « renvoi » des arrivants indésirables, exclus de « l’accueil ». Ce qui n’a pas fonctionné à l’échelle individuelle, depuis des décennies, n’a aucune chance de fonctionner à l’échelle de masse. Ou alors ceux qu’on renverra comme migrants « économiques » tomberont dans des réseaux de camps de concentration qui en feront des « réfugiés ». Autre mécanique perverse de l’état d’exception.
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